L’intensité du travail policier au prisme de l’émotion

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L’accumulation de drames dont sont victimes les policiers impose de s’interroger sur la manière dont ces femmes et ces hommes vivent la situation.

La recherche TIGRE. (Travail d’investigation en gestion des risques emotionnels) menée actuellement au sein du Centre de formation des CRS de Dijon et de la Direction territoriale de la police judiciaire de Dijon a pour objectif d’étudier les situations à risques vécues par les policiers, et leurs impacts sur leur santé et leur sécurité.

La problématique clef est d’identifier les modalités et pratiques de régulations émotionnelles et leurs incidences sur la gestion de l’énergie, l’équilibre vie professionnelle-vie personnelle et l’élaboration du sens au travail.

L’importance de la « mise en vigilance »

Cette recherche débutée fin 2020 révèle l’importance de la « mise en vigilance » des policiers, compétence professionnelle (et personnelle) vorace en énergie.

Selon nos recherches la notion de mise en vigilance recouvre toute pratique professionnelle, individuelle et/ou collective, dont l’objectif est de transformer le système de vigilance (vigilance-anticipation-intérêt) activé par la perception immédiate ou projetée d’un stimulus de danger, de menace ou de surprise, en ressources pour l’action.

La mise en vigilance devient alors un « outil » de travail : utilisation des cinq sens en intervention, attention portée à l’environnement, prise de conscience des risques de « l’effet tunnel ». Ce phénomène d’extrême concentration est parfois couplé à une perte de recul.

Ainsi les policiers volontaires participants au TIGRE disent :

« La vigilance, elle fait partie de notre boulot : d’être toujours sur ses gardes, mettre des rétroviseurs de bus comme on dit, regarder dans le dos, parce qu’on est une cible, en tant que policier. »

« Quand tu rentres dans la police, ça change ta vie, vraiment. Si tu es flic, tu es flic tout le temps. »

« Dans ma tête je suis policier H24, dans tout ce que je fais. Et ça conditionne aussi mes fréquentations, ça conditionne mes activités extérieures, puisqu’on a un degré d’exemplarité à avoir. De par la profession, et puis malgré nous, on est OBLIGÉ de rester tout le temps vigilant […] Ce sont des attitudes de vigilance en fait, qui restent ancrées. Mais ça reste ancré encore plus actuellement où on devient des cibles, en ce moment, avec tout ce qui est terrorisme, tout ce qui est agressions gratuites envers les fonctionnaires de police et les représentants de l’ordre. »

Des professionnels vivant en insécurité

À Magnanville, le 13 juin 2016, un policier et sa compagne ont été tués par un terroriste à leur domicile, devant leur petit garçon de 3 ans ; à Rambouillet le 23 avril dernier, une policière a été assassinée au sein même du commissariat ; à Avignon, le 5 mai dernier, un policier a été tué par balles lors d’une opération anti-drogue. Un autre a été quelques jours dans le coma après avoir été attaqué par un jet de bouteilles dans la Loire.

Ces situations amplifient les effets des risques psychosociaux vécus par les policiers. Les principaux facteurs de RPS relevés par ces derniers sont les suivants :

  • des exigences émotionnelles importantes : les policiers fournissent un travail sur leurs propres émotions, ainsi que sur les émotions des personnes rencontrées (victimes, usagers, mis en cause, interpellés…) ;
  • des exigences du travail impliquant des horaires hors normes : travail de nuit, les week-ends et jours fériés, amplitudes horaires importantes et permanences en police judiciaire, nombreux déplacements pour les CRS.

Les facteurs de RPS conduisent parfois les policiers à vivre des situations complexes, pendant leur travail mais aussi en dehors, et à aménager leur vie personnelle en fonction de leur vie professionnelle :

« J’ai organisé toute ma vie personnelle autour de ça. » (policier de la Brigade criminelle, PJ).

Ces facteurs provoquent parfois un épuisement émotionnel et peuvent entraîner un risque suicidaire : 51 suicides policiers en 2017, 35 en 2018, 59 en 2019.

L’archétype d’un métier à incidents émotionnels

Peu de recherches abordent le métier de policier, alors qu’il représente l’archétype d’un métier à risques. La nature des activités policières (investigation, recherche, intervention, maintien de l’ordre, sécurisation, renseignements, accueil-plaintes…), et le rapport constant avec le public, impactent la santé des agents de police, en raison des fortes exigences émotionnelles liées à leur travail.

Dans la recherche TIGRE, nous étudions actuellement les services suivants : tireurs de précision (CRS), services de police judiciaire (police technique et scientifique, investigation opérationnelle du numérique, division financière, division criminelle, répression du banditisme, office anti-stupéfiants), afin d’identifier les similarités et différences des exigences émotionnelles.

Pour faire face à ces exigences, les ressources individuelles, collectives et organisationnelles nécessitent d’être explorées : quel rôle donner aux instances de formations, du management et de la gestion des ressources humaines (GRH) dans l’intégration, la mobilisation, et le développement de ces ressources ?

Dans un environnement professionnel à risques, s’inscrivant dans une structure organisationnelle bureaucratique strictement hiérarchisée, comment concevoir une qualité de vie au travail englobant la santé comme la sécurité des agents ?

Éléments de réponses

Le projet TIGRE concentre des enjeux pluriels : le chef de service, ayant pour responsabilité la préservation de la santé de ses personnels, fait face à un enjeu juridique et organisationnel.

Cette recherche touche aussi à un enjeu de qualité du service public, via l’étude de la quête de sens : « rendre service à » et « être au service de ». Voici quelques extraits des résultats du TIGRE :

« Ma motivation c’est servir la société, c’est servir mes concitoyens, c’est apporter quelque chose. Être… au service des autres. Vraiment et réellement une vocation. »

« Être là pour la population, de servir, de pouvoir défendre les autres et d’être limite leur dernier rempart et leur dernier recours. »

D’un point de vue psychosocial, citons un enjeu de formation et d’accompagnement des professionnels, face aux coûts des « commotions psychiques » subies par ces derniers, souvent insuffisamment préparés et formés aux risques émotionnels de leur activité.

Enfin, apparaît un enjeu d’organisation et de maintien d’un collectif de travail, par l’aménagement d’espaces formels ou informels de discussion de l’activité : briefs, debriefs, analyses de pratiques, formations internes…

En effet, la charge émotionnelle est vécue individuellement et reste souvent non partagée avec le groupe. Ce faisant elle empêche la réévaluation cognitive collective de se produire. Cette dernière consiste à réévaluer collectivement la situation et les émotions qui lui sont liées.

Ces espaces d’échanges peuvent favoriser le franc-parler entre policiers. Cela nécessite parfois un certain courage (la parresia de Michel Foucault car le management doit parler franc tant à ses effectifs qu’à sa hiérarchie. En effet, le travail d’un manager policier consiste à doser habilement rigueur, discipline, sens du service public sans omettre l’écoute, l’empathie et l’accompagnement social indispensables.


Le Commandant Fabrice Gautheron, Directeur du centre de formation CRS de Dijon, a participé à l’élaboration de cet article.

Hélène Monier, Enseignant-chercheur, Burgundy School of Business

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Crédit image : Tutti Frutti / Shutterstock.com


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